Nous avons eu le grand plaisir de recevoir Philippe Hayat pour son dernier roman « Où bat le cœur du monde », paru aux éditions Calmann Levy. Écrivain et entrepreneur de renom, Philippe Hayat a reçu, pour ce dernier ouvrage, le Prix Filigranes 2019.  » En fait, en écrivant ce livre, ma seule ambition était d’écrire un roman d’aventure. » « Où bat le cœur du monde » nous fait voyager entre Tunis et New-York dans les années précédents la Seconde Guerre mondial : « On est là, avec Darius qui nous emmène de la Tunisie à l’Europe de la Libération jusqu’en Amérique. On le suit pratiquement caméra à l’épaule sur un chemin rythmé de jazz. » Un roman qui nous amène à nous questionner sur ce qui est bien pour nos enfants : les laisser suivre leurs passions et développer leurs dons ou leur assurer un avenir social et financier plus rassurant ? Tout ça sur des airs de jazz…

Propos recueillis par Salma Haouach

Salma Haouach : Dans « Où bat le cœur du monde », votre héros ne renonce pas à vivre. Mais peut-on dire qu’il ne le fait pas facilement ?

Philippe Hayat : Oui, on peut le dire ! Darius, mon héros dans ce livre, commence assez mal dans la vie. Il est né dans une famille qui vit un drame et cela le meurtri. Il va donc essayer de se reconstruire. Pas se construire mais bien se reconstruire. Il va être aidé par plusieurs personnes, notamment sa maman, qui va lui donner beaucoup de force. Mais ce qui va finalement le sauver, ou en tout cas en partie, c’est d’écouter les talents qui montent en lui. Les écouter, les cultiver, les défendre coûte que coûte. Ce sont eux qui vont guider sa vie.

S.H : Sans rien dévoiler, dans votre livre, il y a deux histoires fortes. Il y a l’importance, l’honnêteté et la transparence des liens familiaux mais également ceux de la terre, du pays, de la patrie.

P.H : La relation entre la mère et son fils est une tension dans le récit qui le tend finalement du début à la fin. Pourquoi ? Parce que Stella, la maman de Darius, est, comme souvent dans ces familles d’Afrique du Nord du 20ème siècle, une mère qui veut que son fils fasse de grandes études, qu’il devienne avocat, médecin ou ingénieur. Aussi, à cette époque, la Tunisie était sous protectorat français. Ces familles voulaient donc confier leurs enfants à l’école de la République française. Donc, Stella n’a qu’une envie, c’est que son fils suive les cours au lycée et fasse de grandes études. jusqu’au jour où Darius écoute d’un concert de jazz et tombe amoureux de cette musique. Dès lors, il n’a plus qu’une envie : devenir un grand musicien de jazz. Ça vient contrecarrer les ambitions de sa mère. Darius se pose alors la question : «  Est-ce que j’ai le droit de désobéir à ma mère qui s’est tant sacrifiée pour moi ? »

S.H : Mais vu son éducation, c’est impossible de désobéir à sa mère !

Copyright Bruno Lévy

P.H : C’est impossible de désobéir à sa mère et à sa communauté, puisque les croyances de sa communauté le conduisent vers la France, vers des études. Sa mère s’est beaucoup sacrifiée pour lui offrir livres et cahiers. Il se demande donc s’il a le droit de faire souffrir ceux qu’il aime pour pouvoir exister lui-même. De son côté, sa mère ne comprend pas cette passion pour la musique. Elle ne cesse de lui répéter que la musique, ce n’est pas un métier. Puis progressivement, elle va comprendre que c’est ce qui anime son fils. Elle se demande si elle ne s’est pas trompée par amour alors qu’elle ne voulait que son bien. Peut-on faire du mal par amour ? Ce sont ces deux questions, celle du fils et celle de la mère, qui sont réciproques, qui tendent le récit jusqu’à la fin.

S.H : En théorie, l’enfant ne devrait pas se poser ce genre de question. Qu’est-ce qui fait qu’on oblige l’enfant à se les poser finalement ? Ce n’est pas juste de devoir choisir entre lui et sa mère.

P.H : Non, ce n’est pas juste ! Je crois que c’est notre anxiété de parents qui nous fait arriver dans ces situations-là. On a des schémas que l’on reproduit de nos propres parents et qui nous font dire que certains parcours sont bons et d’autres sont mauvais. On a envie de protéger un enfant qui dit avoir le talent de la musique et veut en faire son métier. On lui dit : « Tu gagnerais mieux ta vie si tu faisais une écoles d’ingénieur ou des études de droits. » On a envie de préserver nos enfants, de penser d’abord à leur confort matériel et à la sécurité de leur vie sociale et professionnelle plutôt qu’à leur talent. Qui dit talent dit monde d’artiste et donc précarité. Il faut donc être surhumain, en tant que parents, pour accepter d’orienter ses enfants vers la précarité. Des enfants qui ont du talent, il y en a des millions. De là à percer pour devenir un grand artiste et vivre de son art, c’est une exception. On préfère préserver son enfant en le menant vers des carrières beaucoup plus balisées.

S.H : Le risque est de passer à côté de son enfant. Sommes-nous censés avoir une relation vraiment honnête et transparente avec nos enfants et nos parents ?

P.H : C’est une question qui est d’autant plus fondamentale dans ce livre que tout est amour dans leur relation. Mais l’amour peut aussi inoculer du poison dans la relation car Darius n’a pas envie de faire du mal à sa mère. Il ne veut ni la décevoir ni même compliquer sa relation avec elle en faisant des histoires. Il va donc cacher son talent et ne pas lui montrer qu’il joue. C’est un peu la facilité aussi car il n’a pas envie de s’opposer à elle.

S.H : Ça a l’air compliqué de s’opposer à elle !

P.H : Ça a l’air compliqué car elle a beaucoup de caractère. Il y a une scène terrible dans le livre où, folle de rage, elle va jusqu’à casser son instrument. Et Darius, plutôt que de taire son talent, préfère l’exercer en cachette. Du coup, il se prive lui-même, mais également sa mère, de moyens d’explication. Il s’enferme dans du non-dit qui le conduit à l’explosion.

S.H : Et tout le monde a mal finalement.

P.H : Oui. Ça fait du mal à tout le monde et il faut beaucoup de temps, d’intelligence, de bienveillance, de compréhension pour cicatriser ce genre de chose.

S.H : Ça veut dire que nous, en tant que parents, nous devons abandonner un peu nos propres projections pour ne pas écraser l’enfant sous leurs poids. C’est super dur.

P.H : Oui, je pense que c’est même encore pus dur que ça. Il faut arriver à accepter que son enfant vive des échecs, même si on peut les entrevoir. Il faut les laisser vivre leurs propres expériences. À force de vouloir éviter les échecs sur leur chemin, on les prive des anticorps pour agir, rebondir. On leur fait du mal par amour. C’est donc un dur métier que d’être parent et c’est un dur métier que d’être enfant aussi.

S.H : À vous écouter, mon cœur de maman se serre. Un jour, j’ai entendu à la radio un thérapeute dire : « N’essayez pas d’avoir 18/20 en tant que parents, de toute façon vous serez mauvais. Donc, si vous visez le 10 ou le 12, ce sera déjà très bien. » Êtes-vous d’accord avec ça ?

P.H : Oui. Je n’ai vraiment pas envie de donner de leçons car, comme vous, je fais ce que je peux mais, en tout cas, il y a une chose qui ne me trompe jamais, c’est faire confiance. On a donné tout ce qu’on a pu. Ils nous ont vu vivre, réagir, faire de notre mieux avec sincérité et générosité. Dès ce moment-là, il faut faire confiance à nos enfants.

S.H : J’aimerais revenir sur un élément historique. Une partie du livre se passe à Tunis, avant la Seconde Guerre Mondiale. Les français sont sur place et les choses ne sont pas très claires. Votre récit se base sur ces événements historiques. À l’époque, les juifs tunisiens ont été vus comme ayant choisi entre la France et la Tunisie. C’est en tout cas le dilemme qui apparaît et qui ancre encore plus la terrible dualité pour ces familles. Notamment pour Darius, qui est écartelé entre la Mère Patrie et leur identité de juifs tunisiens. De Tunisiens, pour le coup !

P.H : Exactement ! Ce sont des Tunisiens. À l’origine, ces familles juives vivaient dans quelques rues, logées au cœur de la Médina de Tunis. La Médina, c’est vraiment la ville arabe et autour s’étendait le quartier français et européen. La famille de Darius est juive, au cœur de la ville arabe et, forcément, elle est confrontée aux tensions qui parfois explosaient entre les communautés juive et musulmane. Donc, souvent, ces familles juives sortaient de la Médina pour s’installer dans le quartier français et, du coup, confiaient leurs enfants à l’école de la République française. Et là, ils se heurtaient à une autre tension, celle de l’antisémitisme plutôt chronique de ces Français qui venaient s’installer en Afrique du Nord. C’est vrai que ces familles juives étaient écartelées entre ces différentes tensions. C’est ce que j’ai vécu, moi, dans ma famille.

S.H : Merci, Philippe Hayat, pour cette belle échappée entre New-York et Tunis, qui nous plonge dans les relations mère-fils tribales. Et puis, surtout, un amour de la musique qui est là comme une résonance et un son de vie.

P.H : Oui. En fait, en écrivant ce livre, ma seule ambition était d’écrire un roman d’aventure. Et on est là, avec Darius qui nous emmène de la Tunisie à l’Europe de la Libération, jusqu’en Amérique. On le suit pratiquement caméra à l’épaule sur un chemin rythmé de jazz.

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« Où bat le cœur du monde » – Éditions Calmann Levy

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