Nous avons rencontré le psychiatre et Docteur en psychologie Serge Tisseron à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage « Mort de Honte », paru aux éditions Albin Michel. « Quelles hontes ont bien pu peser sur mes épaules pour que je vive un honneur comme une honte ? » L’origine de ce questionnement est le moment où un ami lui apprend qu’il va être décoré de la prestigieuse Légion d’honneur. « Mort de honte » est une autobiographie dans laquelle Serge Tisseron passe en revue les hontes qu’il doit supporter depuis l’enfance. Et on comprend très vite que pour dépasser ce sentiment, il faut passer par la rage. « Il faut absolument comprendre la place de la rage dans la honte pour arriver à dépasser la honte, sinon vous ne la dépassez pas. »
Propos recueillis par Marie-Gaëlle Van Snick
Marie-Gaëlle Van Snick : Serge Tisseron, on vous reçoit pour votre livre « Mort de honte » qui est un récit-confidence. Pourquoi ce format plutôt qu’une autobiographie ou un roman ?
Serge Tisseron : C’est une tranche d’autobiographie. Ce que je dis est vrai mais tout ce que j’ai vécu, je ne le dis pas. Ce sont des confidences choisies. J’aurais pu le mettre la troisième personne et faire comme si c’était un roman, mais en même temps, on aurait perdu le principal intérêt de la chose qui est de faire une relation entre l’adulte que je suis devenu et ce qu’à été mon enfance.
MG.VS : Le point de départ se situe lorsqu’on vous informe que vous allez recevoir la Légion d’honneur. Est-ce vraiment ce moment qui a déclenché votre questionnement à propos de vos hontes ?

© DR de Serge Tisseron
S.T : Oui, car c’est un moment où j’ai vu le fossé incroyable entre, d’un côté, une réaction émotionnelle et, d’un autre côté, la réalité d’une situation. Là, tout d’un coup, mon ami me dit : « Tu vas avoir la Légion d’honneur ! ». Je lui dis : « Non, ce n’est pas possible. » « Si,si, j’ai vu ta photo ». Et je réponds : « Qu’on cesse de me faire chier quoi ! » « Qu’on ne m’emmerde pas avec ça. » Je n’ai pas mérité des emmerdements pareils. Comment expliquer un tel fossé par rapport à une situation dont je devrais me réjouir ? Je pourrais la contester en ayant des arguments mais je n’ai aucune raison de refuser la Légion d’honneur, ni même de l’accepter. Mais alors, pourquoi m’enflammer en disant « je n’en veux pas » ? Donc, je me dis qu’il y a un problème et qu’il faut sauter sur l’occasion pour y réfléchir. Donc, en effet, cela a été le point de départ de mon questionnement. Quelles hontes ont bien pu peser sur mes épaules pour que je vive un honneur comme une honte ?
MG.VS : Vous parlez beaucoup de votre enfance, de votre santé fragile, d’un père distant, d’une mère assez particulière. Et justement, quand vous parlez de votre mère, vous dites qu’enfant, vous pensiez pouvoir la sauver malgré ce qu’elle vous a fait subir.
S.T : Oui, comme beaucoup d’enfants. Ce n’est pas non plus une attitude altruiste. Vous savez, les enfants ne sont pas de petits anges qui veulent le bien universel. Pour un enfant, s’occuper de sa mère c’est faire en sorte qu’elle puisse s’occuper de lui. Ma mère étant très distante, je pensais qu’en étant gentil avec elle, elle allait être plus proche de moi, mais peine perdue. Lorsque je m’en suis aperçu, j’ai décidé de couper les ponts. Mais c’est normal étant petit, on cherche d’abord à se rapprocher d’un adulte dont on pense, à juste titre, avoir absolument besoin.
MG.VS : Vous parlez beaucoup de la manipulation de vos mains. Vous dites : « Le crayon. Le mien me permettait de fuir ce qui m’angoissait, mais il était aussi un moyen de le figurer, et donc de l’apprivoiser.»
S.T : Oui, tout à fait. Vous savez, j’ai fait ma thèse en bande dessinée, en 1975. C’était la première. En effet, j’ai toujours beaucoup dessiné. Ce que je raconte dans mon livre c’est que ma main a vécu des choses assez exceptionnelles et qu’après, je lui ai confié une part de mon destin en traçant au hasard des formes puis, en écrivant au hasard des mots. C’est un peu le principe de l’écriture surréaliste mais, petit à petit, j’ai pu me réapproprier des morceaux de mon historie. Ma main m’a permis de poser les briques sur lesquelles ma vie s’est construite. Je ne me suis pas construit par le langage, je me suis construit d’abord par le dessin. C’est très important car, dans les années 1960, encore 1980, les sémiologues, les philosophes, les psychiatres, ne juraient que par le langage. Pour eux, l’être humain avait comme caractéristique de se construire par le langage. Moi, j’ai toujours pensé qu’on se construit par le corps, par les images et par le langage. Or, les images sont beaucoup plus proches du corps que le langage. Le dessin jaillit de la main. On peut dire que les mots se font dans la bouche, mais c’est déjà très fabriqué. Le dessin est beaucoup plus proche d’une culture à une autre que le langage. Le dessin est plus proche de la pulsionnalité. Cette pulsionnalité a été essentielle pour moi, pour que je commence à accoucher d’un certain nombre de choses qui me préoccupaient. Ensuite, j’ai parlé de mes dessins et, en parlant d’eux, j’ai pu comprendre ce qui m’était arrivé. C’est pour ça que j’ai développé des méthodes thérapeutiques dans lesquelles on invite les gens à faire quelque chose puis, à parler de ce qu’ils ont fait. Je n’ai pas été le premier mais j’ai contribué à les théoriser. Donc, on n’invite pas les gens à parler car beaucoup n’y arrivent pas, mais on les invite à faire puis à parler de ce qu’ils ont fait. On photographie, on parle de la photo. On dessine, on parle du dessin. On modèle, on parle du modelage.
MG.VS : Vous allez jusqu’à dire que ça vous a sauvé la vie ?
S.T : Oui. Lire Tintin, ça m’a un peu aidé mais c’est le fait de passer par le dessin pour commencer à leur donner une forme communicable à mes propres yeux. Je les gardais jalousement pour moi, je ne les montrais à personne. C’est ce qui m’a permis de donner une forme communicable à des choses qui m’habitaient mais pour lesquelles je n’avais pas de mot. Les gens qui liront mon livre jusqu’au bout s’apercevront que ce que j’ai vécu, il n’y avait pas de mot pour en parler. Et ça reste encore aujourd’hui un tabou majeur. Donc, c’est bien parce que je l’ai dessiné que j’ai pu commencer à le penser.
MG.VS : Vous écrivez également : « Dans toutes situations génératrices de la honte, il existe aussi de la colère, de l’angoisse, de la tristesse et de la rage. Retrouver ses émotions, c’est retrouver la vie là où la honte a failli imposer la mort. »
S.T : Absolument. La honte, c’est la mort. C’est ça qu’il faut comprendre. La honte, c’est le fait que vous êtes invité à disparaître, à être rayé de l’humanité. Dans la Grèce ancienne, la punition suprême n’était pas la mise à mort mais le bannissement. C’est bien pire ! Avec le bannissement, vous étiez libre d’aller où vous vouliez mais il était interdit à quiconque de vous nourrir, de vous loger, de vous parler, et même de vous regarder. Donc, vous étiez un fantôme. Vous erriez seul, absolument seul. La honte c’est vraiment le fait que vous vous sentiez exclu du genre humain. Ce qui va permettre de se reconstruire, c’est de retrouver les émotions qui ont accompagné la honte. L’être humain est complexe et lorsque vous vivez une expérience de honte, vous ne vivez pas qu’une émotion. Vous vivez aussi la rage, l’angoisse, l’amertume, la culpabilité. Donc, plus vous arrivez à retrouver ces émotions qui ont accompagné la honte, mieux vous arrivez à vous reconstruire. Parmi elles, celle qui est souvent oubliée est la rage. Il faut comprendre que quand quelqu’un m’impose la honte, j’ai l’impression que je n’ai plus qu’à disparaître. Alors quelle alternative ? Faire disparaître l’autre ! Je pense que lorsqu’on comprend combien la rage est au cœur de la honte, on comprend le terrorisme. Beaucoup de terroristes sont des gens qui ont vécu des hontes terribles soit sociales, soit familiales, soit souvent les deux. Ils décident donc de disparaître en faisant disparaître celui qu’ils pensent être leur agresseur ou qui représente la société qui les a agressés. Il faut absolument comprendre la place de la rage dans la honte pour arriver à dépasser la honte, sinon vous ne la dépassez pas et vous courrez le risque d’imposer la honte à d’autres ou, pire encore, détruire d’autres sous prétexte qu’ils auraient humilié vos parents, votre culture ou votre nation. Mon livre a failli s’appeler « De rage et de honte », parce que la rage y joue un rôle central. Il y a deux idées originales dans mon livre, au-delà de la tranche autobiographique et du secret que je confie à la fin, c’est la co-résilience et la rage.
MG.VS : Vous dites également, « On sait sortir de la culpabilité mais pas de la honte ». C’est quoi la différence entre les deux ? Les deux sont-elles toujours liées ?
S.T : Ce sont deux choses totalement différentes. On les a trop longtemps confondues. Déjà en 1992, j’ai écris un livre sur la honte mais personne ne lui a donné d’écho. C’était trop tôt. Maintenant, les lignes ont bougé. On parle plus facilement de la honte et c’est tant mieux. La culpabilité s’accompagne d’un mode d’emploi. Dans toutes les religions, on donne une place à la culpabilité et pour en sortir, il faut faire pénitence. Dans la vie sociale, il y a le Code Pénal avec la même logique, où à chaque infraction correspond une peine. Vous savez qu’en Occident, quand la peine est purgée, il est impossible à des tiers, à des journalistes, de faire état de la faute que vous avez accomplie parce que vous avez payé votre dette. La culpabilité est donc conçue pour que vous puissiez garder votre place dans la société. Vous craignez de perdre l’affection de vos proches mais vous savez que vous pouvez retrouver votre place pleine et entière après avoir purger votre peine. Le problème de la honte est qu’il n’y a pas de mode d’emploi. On ne peut pas y échapper. On sait qu’avec la honte, on est dans le tout ou rien. Soit j’assume ma honte et je me suicide, soit je la refuse et je l’impose à d’autres. Or, hélas, beaucoup de gens sortent de la honte en imposant leur honte à d’autres. Quand on voit des mouvements comme « Name and shame », on se demande ce que ceux qui le pratiquent ont à se reprocher pour imposer ça à d’autres. C’est extrêmement délétère. La honte n’est pas un jouet. La culpabilité, on s’en sort toujours. La honte, non ! La honte peut tuer ou faire tuer.
MG.VS : Sommes-nous imprégnés par un sentiment de honte ?
S.T : Oui, on a tous des hontes plus ou moins importantes mais, heureusement, tout le monde n’a pas vécu des hontes terribles. En revanche, ce qu’il faut comprendre c’est que, si quelqu’un a vécu des hontes terribles, il court toujours le risque de communiquer sa honte à ses enfants. C’est pour ça qu’il est extrêmement important de gérer nos propres causes de honte de manière à éviter d’en faire retomber les effets sur des gens que nous aimons, et auxquels nous voudrions épargner cette charge. Mais quand on a soi-même baigné dans la honte et qu’on ne l’a pas dépassée, il est inévitable que nos enfants s’en imprègnent simplement parce qu’ils nous aiment, même si on fait des efforts pour ne pas la leur communiquer. C’est ce qui est arrivé avec mes parents. Ils avaient beau m’aimer, les hontes qu’ils avaient vécues et qu’ils n’avaient jamais dépassées m’ont quand même marquées et me marquent encore.
MG.VS : Pour boucler la boucle, finalement, vous avez accepté le grade de Chevalier de la Légion d’honneur. Pourquoi ? Quel a été votre sentiment au moment de l’accepter ?
S.T : Oui ! On ne me l’a pas encore remise mais j’ai accepté l’idée qu’on me la remette. Elle doit m’être remise à l’occasion d’un hommage que la Bibliothèque Nationale de France me rend le 30 novembre 2019. Je me suis dit que, puisque la Bibliothèque Nationale de France me rend un hommage, autant que la Légion me soit remise le même jour. Ça fera d’une pierre deux coups ! – Rire-
« Mort de Honte » Albin Michel