C’est la seconde fois que le Lab. Magazine a le grand plaisir de rencontrer EricEmmanuel Schmitt (ici et ici). Cette fois-ci, l’auteur nous revient avec « Journal d’un amour perdu », sans doute l’ouvrage le plus intime qu’il ait écrit jusqu’à ce jour. Dans «Journal d’un amour perdu », Eric-Emmanuel Schmitt nous parle du décès de sa mère et du travail de deuil qu’il a dû faire durant deux années. Comme le disait Barbara « Attendez que ma joie revienne, qu’au matin, qu’au matin je puisse sourire », c’est cela l’esprit de ce très bel hommage qu’EricEmmanuel Schmitt fait à sa maman. D’ailleurs, le titre initiale de ce dernier était « Journal d’un amour perdu. Attendez que ma joie revienne ».

copyright Pascal Ito

Des propos recueilli par Salma Haouach.

Salma Haouach : On va parler du « Journal d’un amour perdu », un livre très intime. Est-ce que ça ne serait pas le plus intime de tous vos livres ?

Éric-Emmanuel Schmitt : Oui. Je n’ai écrit que trois fois sous le mode auto-biographique. « Ma vie avec Mozart », où je racontais comment Mozart jouait un rôle dans ma vie et comment il m’avait sauver la vie, à l’adolescence, d’une dépression. Et « La nuit de feu », où je raconte comment, à 28 ans, je suis entré dans le désert du Sahara athée et j’en suis ressorti croyant. Et là, c’est encore plus intime je dirais, puisque c’est d’amour dont il s’agit. C’est de l’amour énorme qui nous liait ma mère et moi. C’était un amour absolument réciproque et assez fusionnel. J’ai donc écrit ce livre lorsque, finalement, cet amour est parti.

S.H : L’amour est là.

E.E.S : L’amour n’est jamais parti. C’est « Le journal d’un amour perdu », mais je pense qu’au final, un amour n’est jamais perdu.

S.H : C’est ce dont vous vous rendez compte au fil du livre. Vous expliquez que vous retrouvez l’amour. Je crois que c’est ce que ceux qui ont traversé un deuil peuvent dire. Ici, dans ce livre, on est tout le temps avec vous et personne, à l’époque, ne se doutait de ce qui vous habitait.

E.E.S. : J’en suis content, je donnais le change, comme des millions de gens sur terre qui ont des peines et des chagrins. On donne le change. Quand on dit « ça va ? », on répond « ça va ! ». Et puis, j’avais été élevé comme ça. On ne charge pas les autres avec son désarrois. Je n’ai pas écrit ce livre pour charger les autres, mais au contraire, j’ai écrit ce livre quand j’ai découvert que le trajet que j’avais fait pendant les deux ans n’était pas un zigzag, mais était vraiment un chemin, celui qu’on appelle le deuil. C’est-à-dire, le passage de l’extrême tristesse à la reconquête de la vie, de la joie et du bonheur d’exister. Ma mère m’avait mis au monde en me donnant la vie, mais aussi la vie heureuse. J’avais un devoir de bonheur par rapport à ma mère.

S.H : C’est dur ça. C’est une bataille ?

E.E.S. : C’est une bataille, le bonheur, quand vous êtes dans l’extrême malheur, quand vous êtes dans la privation d’un être que vous aimez

S.H : N’est-ce pas trop difficile de demander aux gens qui sont en deuil d’aller bien ?

E.E.S. : Je crois que notre époque est assez maladroite par rapport à ces évènements-là. D’abord, parce qu’on est presque arrivé à nous convaincre que la mort était presque accidentelle, alors que ça fait partie de notre trajet. Quand on reçoit le cadeau de la vie, on reçoit le cadeau de la mort. C’est le même. On est mortel, ça veut dire qu’on est vivant. C’est la même chose. Notre époque cache la mort. On n’en parle pas. Notre époque nous rend assez impuissants devant la mort. Enfin, on n’est jamais puissant dans la mort, mais on est très désarmé devant la mort. On est aussi dans l’idée que le bonheur nous met à l’abri du malheur. Mais non ! Le bonheur, il est toujours veuf. Le bonheur a plein de cicatrices. Le bonheur boite. Le vrai bonheur a vécu des tas de choses terribles. Et ça, c’est ce que moi, j’ai appris dans cette expérience-là et que j’essaye de raconter dans le livre. Le vrai bonheur, c’est quand on arrive à intégrer la tristesse dans la trame de son existence, parce que joie et tristesse vont ensemble. C’est simplement une question d’équilibre. C’est comme le sens du présent et la nostalgie. C’est une question d’équilibre, il ne faut pas tomber. Donc, je raconte vraiment une expérience de vie qui consiste à, quand on a avancé dans la vie porté par l’amour énorme de quelqu’un et lorsqu’il n’y a plus cet amour, comprendre comment on fait pour continuer à avancer. Et comment on fait pour continuer à avancer aussi bien, puisqu’on doit ça à la personne qu’on a aimée.

S.H : Il y a une double injonction, mais ici, on ne parle pas d’amour. Quand je vous entends parler d’amour, l’amour on l’utilise à toutes les sauces, mais pour l’amour de sa mère, l’amour parental, il faudrait presque inventer un autre mot tellement il est au-dessous.

E.E.S. : Il n’est pas dans un échange. Finalement dans nos relations d’amour entre adultes, c’est « je t’aime si… » C’est très conditionnel. Alors que l’amour maternel, il est absolu. Moi, ma mère m’aimait d’une façon inconditionnelle. Et moi, je l’aimais d’une façon inconditionnelle, puisque je lui rendais le même amour. Elle aurait pu braquer des banques, de toute façon, c’était ma mère et je l’aurais aidée. Vous voyez ce que je veux dire ? On le retrouve parfois dans l’amour que l’on peut avoir pour ses enfants, mais aussi pour les gens qui aiment les animaux, parce qu’eux vous aiment de façon inconditionnelle. C’est un amour sans filtre, ce qui fait d’ailleurs qu’on éprouve parfois un immense désarroi quand un animal s’en va. L’amour était tellement pur qu’on a la chair des sentiments à vif.

S.H : Précisément, ce point-là m’a énormément touché. Pourtant c’est naturel de perdre un animal. On le sait, on s’y prépare…

E.E.S. : Ce n’est pas parce que le mal est normal que le mal n’est pas du mal. Ce n’est pas parce que une douleur est normale qu’elle n’est pas une profonde douleur. La normalité de la douleur n’empêche pas une profonde douleur. On sait aussi qu’un jour on perdra sa mère. Et c’est normal. La pire chose qu’on pourrait faire à sa mère, c’est de mourir avant elle. Quelque part, je me suis dit que c’était bien, que c’était dans l’ordre. Mais la douleur est là.

S.H : J’ai été très touchée par la signification des mots, par les leçons de vie, mais je ne me suis pas laissé emporter. Par contre, je me suis projetée avec la mort de votre chien, Fouki. Et donc, je me demande si on entend, intellectuellement parlant, que nos parents vont mourir mais qu’on ne veut pas y croire.

E.E.S. : Vous avez parfaitement raison. Moi je m’étais préparé à la mort de ma mère car déjà, petit, elle me trouvait en larmes quand elle arrivait en retard. Mais je disais que je m’étais cogné, car je ne voulais pas lui dire pourquoi j’avais pleuré. Je me cognais beaucoup quand elle n’était pas là. Mais je n’étais pas prêt. On n’est jamais prêt. Il y avait au fond de moi un petit garçon qui pensait que sa mère était tellement forte, tellement puissante, tellement belle, qu’elle triompherait de tout, y compris de la mort. Et ce petit garçon, il est mort quand elle est morte. C’est-à-dire, on est mort ensemble. Je suis devenu un adulte qui se rend compte que oui, le chemin de la vie c’est qu’à partir d’un certain âge ou avant, si on a une maladie, on s’en va.

S.H : Je me rappelle, plus jeune, quand quelqu’un perdait un de ses parents, je me disais que c’était normal, ils étaient vieux. Mais avec l’âge, on comprend. Et moi, en tant qu’enfant, je refuse un peu cette éventualité.

E.E.S. : C’est un nouvel état d’être orphelin, mais être orphelin à plus de 50 ans, je trouve ça normal et finalement heureux. Quelqu’un qui se retrouve orphelin très jeune, je trouve que c’est un véritable scandale. Là, ici, on est dans l’ordre, donc il faut accepter l’ordre. Dans les semaines qui ont suivi, ce n’était pas une mère que j’avais perdu, c’était Elle. Vous voyez ce que je veux dire ? Je ne pleurais pas une mère, mais cette personne que j’adorais et avec qui j’avais ce rapport merveilleux. Il m’a fallu plusieurs mois pour comprendre que j’avais aussi perdu ma mère, que j’étais maintenant seul devant la mort. Mais d’abord, c’est la personne qu’elle était qui m’a manqué. Vous savez, dans nos parents, il y a toujours deux choses. Dans votre mère, il y a votre mère et il y a une personne. Dans votre père, il y a votre père et il y a une personne. Vous pouvez aimer la personne, ou ne pas aimer la personne mais, de toute façon, c’est votre père ou votre mère. C’est double.

S.H : Dans le récit, vous retrouvez, avec la mort de votre mère, votre père, même s’il est mort lui aussi.

E.E.S. : Oui, c’est son dernier cadeau, le chemin qu’elle m’a fait faire jusqu’à mon père.

S.H : Jusqu’à casser votre préjugé surtout.

E.E.S. : Oui, c’est ça. J’avais des rapports extrêmement complexes avec mon père et j’ai été habité par un doute. Un vrai doute sur la paternité. Je m’attendais toujours à une grande révélation qu’allait me faire ma mère et puis, elle part. Alors, je me précipite sur les petits carnets qu’elle tenait, qu’elle écrivait toujours devant moi dans le style « un jour tu vas les lire, c’est pour toi ». Est-ce qu’il y avait le secret de…Non. Après, la vie me présente des gens qui ont bien connus mes parents et je fais tout un chemin de réflexion sur ce père, sur ce qu’il a été, sur ce qu’on a raté. Finalement, c’est une immense réconciliation qui se produit au-delà, après. Ma mère a gagné encore une fois.

S.H : Pour terminer, avez-vous une phrase ou un conseil que vous pourriez donner à ceux qui vivent un deuil en ce moment et pour les gens autour.

E.E.S. : Quand mes proches perdent un être, je leur dis toujours cette phrase : « Un jour, il faudra que vous arriviez à vous réjouir de ce qui a été plutôt que regretter ce qui n’est plus. » C’est très difficile, mais c’est ça le chemin. Se réjouir de ce qui a été plutôt que de regretter ce qui n’est plus. J’y suis arrivé, même si la tristesse est au fond de moi, bien sûr, au sens où je ne cherche plus dans le monde ce qui lui manque. Mais je regarde le monde enrichi par tous les souvenirs que j’ai et que vous, vous ne percevez pas. Être toujours au présent et en plus, ajouter à la page du présent, un mille-feuilles qui sont tous mes merveilleux souvenirs.

Retrouvez, ci-dessous, le podcast de cette rencontre dans son intégralité :

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« Journal d’un amour perdu » aux éditions Albin Michel

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