Le 25 mai dernier, la Fondation Boghossian, en partenariat avec la Ville de Bruxelles, inaugurait Space in-Between, une sculpture de l’artiste Nadim Karam. Cette œuvre se situe sur l’avenue Francklin Roosvelt, en face de la Villa Empain, et résulte d’une initiative conjointe d’intégrer la culture dans le paysage urbain et d’exposer l’art dans la ville. À cette occasion, Salma Haouach a rencontré Jean Boghossian, l’un des créateurs de la Fondation Boghossian, et Nadim Karam pour parler de Space in-Between et, plus largement, de ce qui fait l’essence artistique. Space in-Between reflète la vision de deux mondes, l’Orient et l’Occident. 

Actuellement, la Villa Empain accueille « Flamboyant », une exposition immersive qui invite le public à découvrir la maison d’un collectionneur d’art fictif des années 1920-1930. Un environnement unique qui permet de redécouvrir la villa Art déco construite en 1934. L’exposition est d’ailleurs prolongée jusqu’au 6 octobre 2019.

Salma Haouach : Comment fait-on pour trouver de bons artistes ?

Jean Boghossian : Il n’y en a pas beaucoup, il faut avoir le coup d’œil ! Vous savez, quand vous ressentez une émotion, vous pouvez dire que c’est un bon artiste. Quand vous pensez qu’il a apporté quelque chose de nouveau dans le monde de l’art, vous pouvez dire que c’est un bon artiste. Quand vous touchez à quelque chose qui contribue au monde, vous pouvez dire que c’est un bon artiste. Pour le reste, ce sont de mauvais artistes.

S.H : Quels sont les étapes d’un tel projet ? Comment passez-vous du « je veux ça » au fait de trouver le bon artiste ?

J.B : Je vais donner deux mots et je le laisse répondre. Je lui ai donné mon sujet qui était « les deux mondes ». Lui s’est alors creusé la tête pour être en accord avec ce qu’il fait. Puis, on a un peu retravaillé le concept. À part ça, c’est lui qui a fait tout le travail.

La Villa Empain se dévoile à travers la sculpture.

S.H : L’un regarde l’autre, mais se nourrit également du reflet que l’autre lui renvoie.

N.K : Oui, c’est vrai ! Il y a aussi les ouvertures entre les deux. Par exemple, j’ai remarqué que lorsqu’une voiture passe, on peut la voir à travers le cercle. Donc, il n’y a pas seulement le reflet, mais aussi un petit moment où on peut voir ce qui se passe derrière.

S.H : Pensez-vous qu’une telle création s’apparente à un miracle ?

J.B : Vous savez, l’artiste, il vient juste après Dieu. (rire) C’est presqu’un dieu, parce qu’après Dieu, il y a le créateur qu’est l’artiste. D’ailleurs, moi, je dis une chose : « le meilleur artiste au monde c’est la nature. Et c’est Dieu », celui qui a créé le monde. C’est le plus grand artiste ! Donc, oui, une création est un miracle !

Je suis plus belge que les Belges ! (Jean Boghossian)

S.H : Vous connaissez bien la Belgique ?

J.B : Moi ? Depuis 45 ans ! Je suis plus belge que les Belges. Je suis arrivé en 1975. La Belgique a une qualité de vie incroyable. J’y ai appris tellement de choses que je n’avais pas apprises au Liban. Par exemple, je ne connaissais pas l’art. J’ai découvert l’art en Europe car on n’avait pas de musées. On n’avait pas d’Histoire de l’art non plus, à part l’art phénicien.

S.H : Vous vous rappelez la première fois où vous avez compris que vous étiez artiste ?

J.B : Oui. J’avais 31 ans. Pour Noël, j’ai acheté à mon fils un chevalet, des peintures, des tubes de couleurs, des pinceaux. Il n’y a jamais touché, c’est moi qui les ai pris. Le soir-même, c’était moi qui étais dessus et c’était terminé. ( Rire ) C’était un appel des tripes, mais il ne fallait pas que je me les achète car j’avais honte de peindre. Un homme d’affaires ne peut pas être un peintre. Un homme d’affaires est un homme d’affaires. La peinture, c’est pour les enfants. C’était ma mentalité rétrograde de l’époque.

S.H : Doit-on se questionner devant une œuvre d’art ?

J.B : Pas nécessairement. On peut juste l’apprécier. On peut se questionner bien sûr, il y a des œuvres qui questionnent. Mais ce n’est pas une nécessité.

N.K : Mais c’est une façon de se questionner, de sentir. Au moins, percevoir une différence devant une œuvre. C’est important.

J.B : La Villa Empain se reflète dans l’œuvre. Elle donne un message qui est le rapprochement Orient-Occident. Évidemment, la création s’appelle «  Les deux mondes », mais elle reflète la Villa qui est l’endroit où tout se passe. Elle est le rayonnement du message. Je pense également qu’il y a un manque dans le monde de l’art, où il n’y a pas de réel message, c’est davantage l’art pour lui-même. L’art est devenu « Dieu sur Terre » ou presque. Aujourd’hui, on peut aller au musée cinq heures par semaine et jamais à la mosquée, ni à l’église, ni à la synagogue. Donc, il y a un moment où l’art devrait se mettre au service de l’Homme. C’est ce que nous essayons de faire à travers la fondation. L’art n’est pas un but en soi, mais grâce à la fondation, il est mis au service de ce rapprochement entre l’Occident et l’Orient. Pour nous, « art is the answer », mais pour les artistes, « art is the question ». Vous parliez de questionnement, moi je dirais que c’est bien, mais ou est la réponse ? L’art lui-même est la réponse et le lien entre l’humanité, car il permet « l’autre langage », celui qui sort de la logique, qui fait appel à l’imagination, à la création. C’est l’autre solution. Aujourd’hui, c’est seulement l’art qui ouvre les frontières. L’art et la culture.

S.H: Qu’avez-vous voulu dire avec cette œuvre ?

N.K : Le concept de l’œuvre en tant que tel : les deux soleils qui deviennent un, car ils se reflètent et se complètent. En même temps, il y a les histoires et la mémoire qui sont mis sur les deux. Un est centrale, le soleil d’Orient qui se lève et qui se couche dans l’autre qui est l’Occident. De cette manière, les deux ont une façon de communiquer. Cependant, si on les met l’un sur l’autre, ils ne vont pas créer une seule œuvre, mais ils vont laisser des endroits ambigus sur les frontières pour laisser au public la possibilité de les remplir. Il y a des richesses dans les deux cultures. Je crois que ce sont elles qui doivent se compléter pour créer des liens solides. Ce ne sont pas les divergences qui heurtent la susceptibilité. Qui heurte la susceptibilité de qui ? Ce n’est pas celui qui est dans son pays qui heurte la susceptibilité de celui qui vient. Souvent, c’est celui qui vient qui heurte la susceptibilité de l’autre. Il le confronte. Mais, il n’a pas à le confronter, il doit le respecter.

S.H : Justement, dans votre œuvre, vous amenez cette vision en plusieurs dimensions, avec la complémentarité. Recréer quelque chose de plus grand alors que certains, dans le discours populiste, veulent la réduire et la mettre en deux plans.

J.B : Le problème que vous posez est vraiment vaste. Nous, en tant que fondation, nous essayons de créer des ponts, des ouvertures à travers l’art. Il est temps que l’on mette l’amour de la vie au-dessus de tout. Il faut bien sûr respecter la dignité, mais on crée tellement de faux problèmes qu’ils annihilent l’Humanité.

Il faut trouver un équilibre sans heurter les traditions ni choquer la modernité.

S.H : On va terminer là-dessus. S’il y avait un mot pour refléter chaque partie, Orient et Occident, lequel serait-ce ?

N.K : Pour moi, c’est le centre et la périphérie qui se rencontrent.

J.B : Lequel est le centre ? Lequel est la périphérie ? (rire)

N.K : En fait, ce n’est pas le centre mais c’est le rayonnement. Enfin, ce n’est pas seulement le rayonnement. L’Est, c’est là où le soleil se lève et l’Ouest, là où il se couche. Les deux, ensemble, ne peuvent pas être séparés.

J.B : Moi, je dirais que l’Orient est l’origine du monde et que l’Occident est la modernité. Nous sommes dans deux mondes qui doivent vivre ensemble et s’apporter mutuellement l’un sa richesse ancestrale, l’autre sa modernité. Il faut trouver un équilibre sans heurter les traditions ni choquer la modernité, qui est nécessaire pour créer ce mélange entre antiquité et monde moderne.

S.H : Pour conclure, je vais vous confier ce que moi j’ai ressenti. Lorsque j’ai vu l’Orient, c’était mes tripes qui rayonnaient, qui s’ouvraient. Il y a avait une vibration. Quand j’ai regardé l’Occident, c’est ma tête qui était contente. La modernité, c’est là où je suis née et où j’ai grandi.

Retrouvez ci-dessous le podcast de cette rencontre dans son intégralité :

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Pour rappel, l’exposition Flamboyant est prolongée à la Villa Empain jusqu’au 6 octobre 2019.

Propos recueillis par Salma Haouach

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