Un texte de Salma Haouach suivi d’une réponse de Naome Limpach, directrice de l’école La Plume à Molenbeek.

Salma Haouach
Je n’ai pas envie de faire de décompte, le temps passe si vite qu’il me paraît inutile de lui apposer des éléments quantitatifs. Je suis d’ailleurs sidérée par l’incroyable capacité de notre environnement ambiant à encore et toujours superposer et aligner les chiffres. Face à l’indescriptible, le chiffre tente en vain de s’imposer comme un guide de vie. Mais toujours est-il que nos enfants, ces résilients silencieux de la crise, n’ont plus mis les pieds sur les bancs de l’école depuis le 27 mars. Je ne sais pas ce que font les vôtres, mais les autres oscillent entre s’occuper et s’ennuyer. Entre séries documentaires Netflix (que l’univers le bénisse…), mini docus sur les nombreuses listes éducatives que nous recevons et l’ennui qui se tue à bricoler, peindre, dessiner, Tik-Tok ou juste rêvasser, le temps passe à une vitesse effrayante. Et c’est ok.
Où sont nos enseignants ?
Premier constat : nous ne sommes pas égaux en tant que parents enseignants ! Si l’on reçoit certes des documents par mail de façon plus ou moins régulière, je me pose aujourd’hui une question : où sont nos enseignants ? Êtes-vous en congé ? On me dit que non. Alors, si vous ne pouvez assurer votre fonction première, à savoir instruire nos enfants, ne pourriez-vous pas considérer ce confinement comme un énorme congé pédagogique ? Une façon de repenser notre enseignement, de le rendre interactif, ludique, créatif. Je sais, il y a le pacte d’excellence en cours. Mais c’est une lourde machine institutionnelle alors que la solution est peut-être juste devant nous. Un documentaire sur la mémoire (Netflix, encore…) m’a rappelé que la clé de voûte de l’apprentissage se trouve dans l’amygdale. C’est elle qui réunit toutes les zones sollicitées par l’apprentissage et les assemble de façon à créer un souvenir durable de ce qui vient d’être enseigné. L’émotion est donc un point clé, pour une mémoire durable, mais ça, nous le savions déjà. En attendant, je ne comprends pas pourquoi l’enseignement ne se réinvente pas de façon intelligente dans l’e-learning. Nous qui travaillons en entreprise, nous avons deux options : soit nous travaillons à distance et, souvent, nous devons travailler plus qu’avant, soit nous sommes au chômage économique. Les enseignants sont dans une situation hybride, ni l’un ni l’autre et sans offense aucune, j’ai un peu du mal à le comprendre.
L’enseignement, c’est la base de notre société et il manque totalement de valorisation.

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Dans nos secteurs économiques, nous nous posons aujourd’hui des questions fondamentales sur la valeur des secteurs, de la place de celle-ci, et des voix s’élèvent pour ne pas revenir à ce que nous connaissions avant. L’enseignement est capital, si nos enfants ne sont pas formés, je ne sais qui je pourrai engager dans quelques années. Et ça me préoccupe au plus haut point. L’enseignement, c’est la base de notre société et il manque totalement de valorisation. Comment a-t-on pu négliger à ce point ce secteur ? Je n’ai pas de réponse, mais l’heure des comptes (et des solutions, surtout) va bientôt arriver. Mais en attendant, où êtes-vous, chers enseignants ? Pourquoi ne pas avoir des sessions interactives, des lives sur leurs réseaux sociaux, aller à la rencontre de votre « audience » comme nous le disons dans les médias et le marketing ? Utiliser des moyens légers, interactifs, ludiques pour garder le lien et, en plus, ne pas accentuer la fracture numérique qui oblige le mode actuel à d’office avoir un ordinateur par enfant à la maison. Je sais, on aime les papiers, les syllabus, les devoirs à corriger, la notation en rouge et les TB (un peu trop rares, il ne faudrait tout de même pas que le mérite soit accessible à tous…), mais ça n’est pas possible aujourd’hui. Honnêtement, nous avons déjà du mal à garder nos enfants concentrés en classe, alors qu’il y a les copains, l’insouciance, bref, le lien, imaginez l’effet qu’on les documents à faire seul et sans support à distance ! On travaille sur la résilience économique, mais si l’on travaillait aussi sur la résilience de l’enseignement ?
« L’eau a bouilli, il nous manque juste le sucre pour faire le thé »
Je n’ai vu ni taskforce, ni groupe d’étude porté par les plus hautes instances à ce sujet, que des réunions d’adaptation à des solutions proposées plutôt précaires. Si la vie vous donne des citrons, faites de la citronnade, ne vous acharnez pas à faire des orangeades. Alors, si nous ne voulons pas que nos enfants soient tous des experts en montage vidéo mais des êtres capables d’une pensée construite, capable de définir le monde de demain, il va falloir être un chouia inventif et surtout, plus réactif. Bref, gardez le lien en étant présent, connectés et solidaires avec vos élèves. Gardez le rythme de l’apprentissage. Hier, la prof de latin de mon aînée nous a téléphoné. Elle qui, d’habitude, lorsqu’il s’agit de déclinaisons, bloque tellement qu’elle nous fait sentir le caoutchouc brûlé, a travaillé 2h de suite sans s’arrêter. Si un simple coup de fil a eu raison de la résistance naturelle des adolescents à travailler, imaginez ce que des sessions interactives sur leurs propres réseaux pourraient avoir. Ma cadette, elle, a reçu une lettre de son prof de primaire, atteint par le coronavirus. Elle l’a relue plusieurs fois et cette simple communication a déclenché l’envie de travailler ces fameuses fiches de lecture. On a tout, il nous manque juste l’ingrédient essentiel : maintenir le lien vivant. Une sagesse populaire marocaine dit « l’eau a bouilli, il nous manque juste le sucre pour faire le thé ». Chers enseignants, on vous attend pour boire le thé.
Salma Haouach
Réponse de Naome Limpach, directrice de l’école La Plume à Molenbeek :
Bonjour,
J’ai lu avec attention votre texte et je comprends votre point de vue… Je reviendrai d’abord sur la question de la rémunération des enseignants pendant le confinement. La circulaire explique bien que les agents peuvent être sollicités à la seule fin d’assurer l’encadrement des élèves qui se présenteraient, de contribuer à la gestion des impacts de la crise Covid-19 sur les écoles et d’organiser la continuité des apprentissages dans le respect des balises explicitées dans la présente circulaire. S’ils ne peuvent assurer cette garderie, ils doivent se mettre en maladie, en congé parental ou autre congé qui les dispense mais qui peut avoir un impact sur leur rémunération.
En ce qui concerne le suivi pédagogique, il doit être assuré mais sous conditions et, actuellement, sans moyens supplémentaires permettant d’aider les familles dans le besoin. Les consignes sont claires : pas de nouvelle matière et possibilité d’user de moyens technologiques pour assurer un suivi pédagogique si et seulement si tous les enfants de la classe ont le matériel nécessaire pour le suivre dans des conditions optimales. Les enseignants peuvent-ils être mobilisés pour autre chose : non, à priori, on ne peut pas. A priori, on ne peut pas les solliciter pour faire du travail collaboratif, par exemple.
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« Il me semble que dans les écoles où les enseignants n’ont pas été habitués à se remettre en question, ni à remettre en question leurs méthodes, ni à s’adapter aux besoins de leurs élèves, il n’y a à priori pas de raison pour qu’aujourd’hui, dans la crise que nous vivons, ils s’y mettent enfin. »
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J’en viens à la question que vous posez, à savoir « où sont les enseignants ? » Il me semble que dans les écoles où les enseignants n’ont pas été habitués à se remettre en question, ni à remettre en question leurs méthodes, ni à s’adapter aux besoins de leurs élèves, il n’y a, à priori, pas de raison pour qu’aujourd’hui, dans la crise que nous vivons, ils s’y mettent enfin. Je me suis, pour ma part, toujours demandé où étaient les enseignants dans ces écoles. Et puis, il y a les autres écoles qui manquent d’ailleurs parfois de moyens et qui ont l’habitude de « bricoler ». Celles dont les équipes se concertent, réfléchissent, qui ont développé le travail collaboratif depuis parfois des années, pour réfléchir aux besoins des élèves et se donner les moyens d’y répondre. Ces écoles ne sont pas assez nombreuses, certainement, mais elles existent. Différentes motivations peuvent amener un homme, une femme, à devenir enseignant : prestations réduites pour un salaire à plein temps, congés scolaires, désir de pouvoir exercer une autorité… ou volonté de participer au changement de la société, vers une société plus juste, plus équitable, plus fraternelle aussi. Mon école et mon équipe s’inscrivent clairement dans ce deuxième cas de figure. Je vais pouvoir parler de mon école, et des moyens qu’elle a mis en œuvre, et également les obstacles rencontrés, car il y en a. Je peux parler de mon école car je la connais et sais ce qui s’y passe, mais je sais que d’autres écoles ont également déployé des (ou d’autres) moyens pour permettre aux enfants, aux élèves, de continuer à garder un lien avec l’école et avec leurs enseignants. Lorsque la date du 16 mars a été annoncée comme début du confinement, on a été pris de court. On s’attendait bien à ce que le gouvernement finisse par s’aligner sur la France, c’était une question de jours. Et aussi, on était loin de s’imaginer que ça durerait si longtemps. Les questions se sont alors posées en équipe, sur Whatsapp bien souvent : que va-t-on donner comme travail ? Comment allons-nous assurer ce suivi en étant là sans être là, et sans creuser les inégalités ? Et avec quels moyens ? Des questions essentielles, qu’à priori se posent les enseignants au quotidien, mais avec la particularité ici, c’est d’avoir été plongés dans un tableau surréaliste, une situation complètement hors du commun, auquel personne n’a été préparé ou formé. Nous utilisons depuis un an, une plate-forme qui permet de tisser un lien école-famille : initialement, les enseignants y postent des photos des activités faites en classe, des productions des enfants, ou des souvenirs de sorties et activités culturelles.
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« Et puis aussi, à un moment, avec juste des révisions, on finit par tourner en rond. »
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C’est principalement via cette plate-forme que l’équipe a continué de travailler avec les enfants et les parents. Au début du confinement, chaque enseignant a posté du travail à faire. Ils restaient disponibles en journée, les parents savaient qu’ils pouvaient les contacter en message privé si besoin, pour des questions ou des compléments d’explication. Très vite, ils ont été confrontés à différentes inquiétudes de terrain : les parents des enfants en difficulté dans les apprentissages se sentaient démunis. Parfois, ils ne maîtrisent le français que très approximativement et les explications qu’envoyaient le professeur ne suffisaient pas à les soutenir face aux difficultés rencontrées. Le matériel de manipulation n’était pas à disposition, puisque tout est en classe. Le professeur ne pouvait pas s’asseoir à côté de son élève, observer son expression, ses réactions et comprendre où ça bloquait. Ensuite, il y avait le problème des parents qui ne répondent pas, ne réagissent pas, ne donnent pas de nouvelle. Est-ce déplacé, en ces temps si particuliers, d’insister ? C’est une question qui se pose, on sait que les gens vivent parfois des choses difficiles et n’ont peut-être pas envie ou besoin que le professeur vienne « frapper à la porte ». En attendant, ces enfants-là ne font pas les exercices, pendant que les autres eux, les font. Ce suivi à deux vitesses pendant deux semaines, c’est une chose, mais au-delà, ça devient inquiétant. Du coup, la question de savoir si je donne trop ou pas assez se pose. Certains professeurs se sont tournés vers des plate-forme qui proposent des exercices en ligne, en précisant bien aux élèves que c’était sans obligation. Et puis aussi, à un moment, avec juste des révisions, on finit par tourner en rond.
Il fallait donc penser à garder le lien tout en variant les approches. Certains enseignants postaient des défis, auxquels les enfants répondaient en envoyant des photos de tour montées, œuvres réalisées à base de récup’, propositions de plantations, recettes de cuisine… Certains professeurs ont proposé de la correspondance et les élèves envoyaient des lettres à leurs camarades… Tous ces échanges et ces productions étaient publiés sur la plate-forme. Ensuite, après Pâques, de nouvelles questions se sont posées, dans une seule certitude : nous ne pouvions savoir quand est-ce que ce confinement prendrait fin, ni sous quelles conditions. Les enseignants ont donc commencé à prendre contact avec leurs élèves, juste pour savoir s’ils vont bien : un coup de fil, un message qui leur est personnellement adressé bref, une attention qui rappelle que nous pensons à eux et qu’ils nous manquent. Certains professeurs, plus à l’aise avec la technologie, ont programmé des moments de rencontre vidéo avec leurs élèves, ce qui a rencontré un vif succès auprès de ceux qui avaient la possibilité d’y prendre part. Mais pas de cours, car tous les élèves n’ont pas les moyens de se connecter…
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« Ce que je regrette c’est que comme toujours, « on » compte sur des humains en mode « électron libre » pour changer le monde. »
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En ce qui concerne le travail collaboratif, qui, à la base, n’est pas repris dans ce que nous pouvons attendre des enseignants en cette période de confinement, notre école est inscrite dans la vague 2 du plan de pilotage et doit donc remettre son plan pour le 26 mai. Étant donné que nous avons fait notre bout de chemin avant de nous plonger dans la rédaction dudit plan, nous avons été pris de court avec ce confinement. La plupart des écoles ont pu élaborer ce plan sur 4 journées pédagogiques, mais en ce qui nous concerne, le temps que nous avions programmé pour cela était prévu… À partir du 16 mars… Aïe ! Donc, il a fallu faire preuve de créativité, parce que nous devions pouvoir nous concerter pour boucler le travail, sans se voir. Les enseignants ont donc proposé différentes plate-forme avant que nous en choisissions une. Ensuite, ils ont effectué un travail remarquable, ont travaillé par groupes et à distance. Il n’y a eu aucune exception : toute l’équipe s’est impliquée et investie dans le projet de son école. Personne ne s’est posé la question de savoir si j’avais le droit ou pas de leur demander cela, car finalement, ils savent que la question n’aurait pas eu de sens. Ce n’était plus une question de droit, mais de devoir. Mais cette philosophie de travail n’est pas née avec le confinement. Elle se développe depuis la naissance de l’école. Ce que je regrette c’est que, comme toujours, « on » compte sur des humains en mode « électron libre » pour changer le monde. Ici, cela saute aux yeux des parents, car ils voient de leurs yeux la façon dont leurs enfants-élèves sont suivis par le professeur. Là où les observations laissent apparaître des manquements, je pense que finalement, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Ce n’est pas un scoop, le système scolaire belge est l’un des pires au monde. On peut remettre la faute sur les enseignants. Mais ce serait, je pense, décentraliser la question du problème. Les enseignants ne sont le fruit que du système éducatif dans lequel ils ont évolués. Ils ne sont trop souvent le fruit que de la misérable formation initiale qu’ils ont suivie pour obtenir parfois si péniblement le diplôme qui leur permettrait de participer à l’éducation du peuple. « N’importe qui » peut presque devenir enseignant…
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« Si les enseignants étaient des moutons, je dirais que la direction qu’ils prendront dépendra du berger qui les guide. »
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Si les enseignants étaient des moutons, je dirais que la direction qu’ils prendront dépendra du berger qui les guide. C’est donc le gouvernement qui devrait mettre l’éducation au centre des priorités, pour de vrai. Je ne crois pas un instant au manque de ressources budgétaires qui permettrait, par exemple, d’investir fondamentalement dans la formation initiale et continue des équipes éducatives et de faire des classes de 15 élèves maximum. Mon traditionnel exemple reste l’histoire du Cuba de Castro, un pays sous blocus avec un PIB égal à celui des pays pauvres d’Afrique, qui a pourtant su faire de son système éducatif l’un des meilleurs au monde, et ce depuis des décennies. Il a su investir, avec le peu de ressources, une part importante à l’éducation, la vraie. Il n’a pas compté que sur la bonne volonté de ses enseignants. Il a pris ses responsabilités de dirigeant, a mis ses idéaux socialistes au centre des réflexions et des priorités, tout en développant en parallèle une politique éducative prônant la solidarité et le partage équitable des ressources. Aujourd’hui encore, on salue les médecins cubains, dont les compétences ne sont plus à démontrer et qui, encore une fois, viennent en aide aux pays en détresse.
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« L’enseignement en Belgique est ainsi fragmenté et chaque enfant fera les frais de la succession d’enseignants aux politiques éducatives plurielles. »
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Mais notre petite Belgique est bien loin de tout ça. Parce que ses ambitions libérales ne permettent pas d’éduquer un peuple solidaire, mais souhaitent une société de compétitivité et de consommation, avec des acteurs compétitifs et consommateurs. Et donc, oui, dans ces conditions, le bon sens et l’engagement des enseignants est aléatoire et dépendra encore longtemps de personnalités, de valeurs individualistes ou communautaires, d’expériences personnelles, de motivations, de prise de conscience ou non. L’enseignement en Belgique est ainsi fragmenté et chaque enfant fera les frais de la succession d’enseignants aux politiques éducatives plurielles, qui auront participé à la construction de son identité, de son sens du travail et de son sens du devoir.
Naome Limpach
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