Le syndrome Delacroix : Ode à l’ambivalence !

« Je ne viendrai probablement pas, mais invitez-moi svp ! ». Combien de fois ne nous sommes pas entendus penser cela ? Devant le constat de ne pas être invité, on se sent souvent déçu, exclu, déconsidéré. Alors qu’en fait … à la simple idée d’aller à ce même événement (qui peut aller du quelconque afterwork, anniversaire, date, au cocktail mondain et autres lieux de côtoiement du Tout-Paris), on a qu’une envie : Deliveroo, Netflix et dodo (ou la variante, casseroles en ébullition et bons livres en papier pour les derniers réfractaires du digital). Et pourtant, c’est à peine si l’on s’avoue à soi-même cette ambivalence.

C’est ce dont j’ai pris conscience lors de ma récente visite du musée Eugène Delacroix rue de Furstenberg à Paris. Le peintre y est qualifié de « mondain misanthrope » par le dispositif textuel de l’exposition. A la lecture de ces deux termes associés malgré leur apparence contradictoire, un effet de transcendance s’est opéré. Je me suis instantanément sentie proche d’Eugène.

Voilà une excellente définition du « Moi », pensais-je. Simple, courte et élégante, elle offre un accès presque immédiat à l’essence de cet homme à la biographie pourtant volumineuse. Une percée directe vers son ambivalence, ce qui équivaut, et c’est le propos, à une percée vers l’homme (avec et sans majuscule). Rien que ça.

Je n’ai rien inventé, la dimension paradoxale de l’oxymore œuvre comme un pass avec accès illimité au poétique, au ressenti, à la vie intérieure de celui ou celle qu’il qualifie. Une communication de cœur à cœur diraient les plus mystiques.

Oh Eugène, tu étais comme ça toi aussi ? Un maso, un schizo, un ambivalent, … un constamment « in-between » ? « Oulala, il est bien compliqué celui-là », penserons-nous souvent d’un tel. Surtout si ces discordances s’appliquent à une femme, qui plus est qui ne peut pas se prévaloir d’un quelconque statut d’artiste. C’est un artiste tu comprends, c’est normal d’être torturé, c’est une condition nécessaire…

Parce que si c’est une condition nécessaire, ça passe, tu as le « droit » d’être comme ça, à savoir ambivalent dans ton intitulé. C’est utile pour arriver à un but auquel la société accorde une certaine valeur. Argent, statut, célébrité… Mais si ton ambivalence n’est pas « justifiée », alors… prends garde à toi mon chat. Tu annonces malgré toi un potentiel déséquilibre sur un sentier que l’on veut battu.

Etrange quand on y pense, l’ambivalence étant pourtant le propre de l’homme. Nous sommes tous des paradigmes Yin-Yang sur pattes, noirs et blancs à la fois, en mouvement constant, dans un monde intrinsèquement composé de multiples vraies-vérités. Si une démonstration te semble nécessaire ici cher·e lecteur·rice, bien heureux·se que tu es, tu peux cesser sans contrition ta lecture.
Et toute lecture dénuée d’application pratique d’ailleurs.

Ton ambivalence est ton essence, mais elle dérange, tu es prié de choisir. Attends, je ne comprends pas. Tu aimes être dans tes pensées et faire à ton rythme, et avec ça, tu espères être considéré par la société ? Tu veux bien gagner ta vie ou tu veux faire ce que tu veux ? Mais au fait, qu’est-ce que tu veux au fond ?! J’ignore si c’est le propre de notre époque, de notre siècle, de notre culture ou de notre nature, mais à l’évidence si ça ne met pas à l’aise, il y a malaise.

Ton ambivalence est ton essence, mais elle est priée de tirer sa révérence. Et l’exécution se fait sans résistance : nous passons notre temps à nous « objectiser » à tout prix. A penser et à parler CV, labels, awards, hashtags, selfies, … autrement dit, figé. A mettre au point un ramassis de factuel qui, de fait ou à dessein, nous tient à distance. Age, profession, diplômes, lieu de naissance, lieu de résidence, centres d’intérêt, on vous rappellera. Au suivant !

A-t-on peur à ce point de qui nous sommes ? Non, mais sérieusement. Déjà que les algo nous-en-mieux et autodidactes à qui mieux mieux nous narguent, on ne va pas non plus leur faciliter le travail en continuant à nous déshumaniser complètement avant l’heure. Je suis ambivalente donc je suis bon dieu ! Et fière de l’être. Et j’aurais tout aussi bien pu dire : Et fière d’être !

Pour revenir au cas d’Eugène, grâce à l’expression « mondain misanthrope », on comprend que l’homme était certainement son propre bourreau. Comme tout hypersensible cela dit en passant. Et pour cause, l’exposition nous apprend ensuite qu’il aura postulé à sept reprises avant d’être finalement élu, à l’âge de 59 ans, à la section Beaux-Arts de l’Institut de France qu’il méprisait pourtant avec ardeur depuis toujours. Et n’allez pas chercher de raisons rationnelles ici, l’artiste n’avait nullement besoin de cette nomination étant donné la solide réputation et l’assise financière dont il bénéficiait déjà. Exquisément ambivalent décidément.

En ce qui me concerne, une image me vient : je suis (je me sens) comme une éponge qui ambitionne de devenir un rocher. Aux dernières nouvelles, les alchimistes les plus chevronnés n’ont jamais réalisé pareil exploit, c’est pour vous donner une idée de mon quotidien intra-muros. Et vous alors, quel est votre oxymore dominant du moment ?

Sarah Halfin

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